Y a-t-il des stades évolutifs dans l’art du management, ou bien les principes du management sont-ils de toujours ?
C’est avec l’avènement de la modernité que nous avons commencé à réfléchir sur cette question : comment organiser avec efficacité notre action collective ? Dans le contexte naissant du monde industriel, le management a émergé comme une science nouvelle.
Cette « science » n’a donc guère plus d’un siècle. Ce qui n’a rien de surprenant, considérant qu’à la fin du 19e, la quasi-totalité des humains travaillaient encore dans des cellules composées tout au plus de trois à quatre personnes. Mais il n’a ensuite fallu que quelques décennies pour qu’émergent des entreprises devant coordonner des centaines voire des centaines de milliers de collaborateurs.
Les théories managériales, et c’est cela qui nous intéresse ici, ont largement évolué sur cette période. L’évolution de ces théories reflète, comme en miroir, les transitions évolutives de notre culture. Que nous avons caractérisées, dans L’Expérience Évolutive, comme le passage d’une vision du monde moderne, à une vision post-moderne, puis intégrale. Et que nous pouvons également associer à l’avènement d’entreprises 1.0, puis 2.0 et 3.0.
Phase 1.0 : Les théories classiques du management (1880 – 1930)
Elles ont cherché à appliquer un modèle scientifique à l’art du management, dans un contexte de transition du monde agricole au monde industriel. En cohérence avec la vision moderne d’un monde essentiellement rationnel et mécanique, les organisations étaient conçues comme la recherche d’un agencement optimal des rouages, salariés y compris, pour la production efficace de biens et de services.
Max Weber, Frederick Taylor et Henri Fayol figurent parmi les premiers de ces théoriciens du management. Nous leur devons les principes de hiérarchie descendante, de division du travail, de rémunération proportionnelle à la performance. Ainsi que les cycles de prévision, commande et contrôle.
Ces principes vous semblent familier ? Ils demeurent, à un siècle de distance, ce qui caractérise l’essentiel du management dans beaucoup – dans la plupart, en vérité – de nos entreprises ou administrations. Mais, si ces principes étaient efficients dans la première moitié du 20e siècle, ils ne le sont plus du tout en revanche dans un monde devenu formidablement complexe, digital et imprévisible.
Phase 2.0 : Les théories néo-classiques du management (ou école des relations sociales) (1920 – 1960)
Nous retrouvons en elles ce qui a fait la transition d’un monde moderne à un monde postmoderne, à savoir la prise en compte de la dimension subjective dans notre vision du monde.
Les théories néo-classiques du management contestent, en effet, que l’homme soit uniquement motivé par la rationalité économique. Elles affirment le lien positif entre la productivité et la satisfaction de nos besoins fondamentaux tels que la reconnaissance, l’appartenance, l’autonomie, l’accomplissement personnel.
Mary Parker Follett (une femme, oui, spécialisée dans le gouvernement des organisations, au tournant du 20e siècle !), Abraham Maslow, Douglas Mac Gregor, sont parmi les grands contributeurs de ce courant de pensée.
Les entreprises 2.0 vont donc affirmer un certain nombre de valeurs humaines comme étant constitutives de leur organisation. Le management considèrera la motivation des employés comme une de ses priorités. Idéalement, une distinction sera faite entre les critères de motivation extrinsèques (tels que les parts variables ou les « incentives » de tout genre, dont les effets toxiques ont fini par devenir manifestes) et les critères de motivation intrinsèques, qui voient dans le contenu du travail en tant que tel une réponse à nos besoins fondamentaux et donc une source de satisfaction durable.
Le manager, selon la vision de Mary Follet, devient un libérateur des énergies.
Phase 3.0 : Les théories contemporaines du management de la complexité
Les théories contemporaines du management s’inscrivent dans un monde devenu essentiellement non linéaire, non prévisible, disruptif, formidablement complexe.
Ce courant de pensée peut être qualifié d’intégral, puisqu’en effet il intègre à la fois la psychologie, les processus, l’environnement au sens large et les sciences de la complexité. La vision est maintenant systémique, c’est-à-dire qu’elle ne considère désormais les parties qu’à partir de la totalité. Le management est donc vu comme un système ouvert et perpétuellement adaptatif, en interaction dynamique avec les clients et avec l’environnement au sens large.
Pour mettre en contraste, à titre d’exemple, une logique managériale 2.0 d’une logique 3.0 : le manager 3.0 ne se demandera plus comment motiver ses collaborateurs, car il aura perçu que son rôle ne se joue plus dans l’illusion d’un « management des individus », mais dans la mise en place des conditions systémiques et collectives qui permettront à des cercles de coopération et de co-créativité de fonctionner de façon optimale. Il s’agira donc de créer le contexte au sein duquel chacun pourra nourrir ses propres leviers de motivations, en ayant pris conscience que c’est la qualité de la relation entre collègues, la capacité pour chacun à grandir dans son unicité, et à attribuer du sens à son travail, qui répond aux besoins de chacun et conditionne l’efficacité collective.
Le paradigme organisationnel mécaniste, centralisé et pyramidal a désormais cédé la place à un modèle organique, adaptatif, hautement collaboratif.
Parmi les penseurs historiques de ce courant, Paul Lawrence et Jay Lorsh, professeurs à Harvard, ont établi que les entreprises performantes et adaptatives sont celles qui sont capables d’être simultanément très différenciées et très intégrées (c’est un thème central de L’Expérience Évolutive). En termes organisationnels, cela revient par exemple à rendre interdépendantes des activités orientées sur le long terme et sur le court terme; ou encore celles centrées sur les processus et celles centrées sur l’intelligence relationnelle; ou encore à intégrer des structures à la fois très formelles et très informelles. Ce qui implique dans tous les cas l’intégration de personnes réellement différenciées, et nous reconduit au propos de Mary Follett cité en exergue :
Notre objectif, c’est l’unité, pas l’uniformité. Nous n’atteignons l’unité que par la diversité. Les différences doivent être intégrées, pas absorbées ni annihilées.
Tout cela ne va pas de soi, les collectifs sociaux étant généralement soit très différenciés, soit très intégrés, en proportion inverse; et rarement les deux à la fois.
Un constat : il existe un décalage important entre la pratique managériale dominante dans nos entreprises, encore largement polarisée sur des attracteurs 1.0, et la conscience émergente mais qui demeure encore trop souvent théorique d’une nécessaire mutation de nos paradigmes organisationnels. De la tête aux tripes, il y a le temps long de l’intégration…