Il y a 40 jours, mon père vient de mourir. Il est, selon cette belle expression de la tradition orthodoxe, né au ciel. Lors de la cérémonie d’enterrement, j’ai pu partager ce qui suit :
J’aimerais témoigner des dernières semaines du parcours de mon père, tant elles furent lumineuses.
Papa, je tiens à dire combien je suis reconnaissant. Reconnaissant, pas seulement comme un fils peut l’être à l’égard de son père, lorsque je considère ta trajectoire de vie, et tout ce que ma propre trajectoire te doit. Car tu as fait de nous, et je peux le dire aussi pour mon frère et ma sœur, des hommes et des citoyens du monde, sensibles à ce qu’il y a d’universel dans l’humanité.
Mais la reconnaissance dont je veux ici témoigner porte sur le parcours qui fut le tien dans ce passage qu’est la mort, et sur la façon dont tu nous y as accompagnés. Car c’est toi qui nous as accompagnés dans ton ultime chemin, bien plus que l’inverse. Et si ma gratitude est si grande, c’est parce que ce parcours était d’une grande clarté, et j’ose le dire, d’une grande beauté.
A l’occasion de ce parcours, tu as tenu à nous dire, à plusieurs reprises, en quoi tu croyais et en quoi tu ne croyais pas.
Papa, tu n’es pas un homme de croyances. Tu es un homme de foi. Au sens le plus profond de ce mot. Au sens de l’adhésion confiante en la vie jusque dans le cœur de ce passage mystérieux qu’est la mort.
Car en toi, dans ce passage, il n’y avait ni refus, ni déni, mais une présence éveillée, confiante et paisible. Tu as d’ailleurs dit à ma sœur : « le passage, on en fait toute une affaire, mais c’est tellement simple ».
Cette paix, papa, dont tu m’as confié qu’elle t’étonnait toi-même, émanait du Père, de la Source.
Ton ouverture à cette source te donnait d’être continuellement empli de gratitude pour tous ceux qui t’entouraient, ta famille bien sûr, mais aussi tes amis dont la présence aimante fut magnifique, et aussi tous les docteurs et soignants qui ont pris soin de toi. Tu avais, pour chacun, autant que les circonstances le permettaient, le souci de transmettre des paroles ultime. Qui n’étaient pas départies d’humour. Quelque chose en toi, venant d’une dimension source, se faisait donation et transmission.
On n’aime guère, dans nos sociétés et notre culture, parler de la mort. C’est dommage, car cela nous empêche peut-être d’entendre la différence qu’il y a entre périr et mourir. C’est surtout pour vous, ses petits-enfants et mes enfants, que je dis cela.
Périr, c’est un drame qui se joue lorsque nous refusons en nous ce mouvement de la Vie qu’est la mort.
Mourir, c’est au contraire accepter, laisser les choses s’accomplir, oser s’abandonner dans ce passage, nous ouvrir au mystère et laisser le mystère nous ouvrir à notre Source. Mourir, en ce sens-là, est une mutation. Une naissance au ciel. Seul l’homme de foi en nous est capable de cela, de cet abandon confiant. Tu es, papa, cet homme de foi. Et même si nous avons de la peine à saisir pourquoi tu es parti si vite, ton passage fut, à mes yeux, un accomplissement, l’accomplissement en dehors du temps d’une trajectoire de vie pleine et clarifiée.
Les tous derniers mots que nous t’avons entendu prononcer, mercredi dernier, ma sœur et moi-même, alors que nous prenions congé de toi : « Partez, dans la joie ». Partez dans la joie ! C’est toi qui nous a dit à nous de partir dans la joie ! Ces mots ont été prononcés à partir d’une dimension qui, elle, ne part jamais, qui est la Présence toujours présente, en laquelle Dieu et ce que tu es ne font qu’un.
Tu sais désormais, mon père, que toi et moi, et chacun d’entre nous, nous avons le même Père. Tu es chez toi. Et tu es en nous. Je suis empli d’émotion, mais sans nulle tristesse : je suis dans la joie.